Chapitre XXIV

 

Votre seigneurie veut-elle bien accepter mes humbles services ? Je vous prie de me faire manger de votre pain, quelque noir qu’il soit, et boire de votre boisson, quelque faible qu’elle puisse être. Elle n’aura pas à se plaindre de son serviteur, et je ferai pour quarante shillings ce qu’un autre ne ferait que pour trois livres sterling.

Greene, Tu quoque.

 

Je n’oubliai pas la recommandation que le bon bailli m’avait faite en me quittant, mais je ne crus pas me rendre coupable d’une grande incivilité en accompagnant d’un baiser la demi-couronne que je présentai à Mattie pour la récompenser de la peine qu’elle avait prise ; et le – fi ! fi donc, monsieur ! – qu’elle m’adressa ne fut pas prononcé d’un ton qui exprimât une grande colère. Je frappai à coups redoublés à la porte de mistress Flyter, mon hôtesse, et j’éveillai successivement un ou deux chiens qui se mirent à aboyer, et deux ou trois têtes en bonnet de nuit, qui parurent aux fenêtres voisines pour me reprocher de violer la sainteté de la nuit du dimanche en faisant un pareil vacarme. Tandis que je tremblais que la ferveur de leur zèle ne fit pleuvoir sur ma tête une pluie semblable à celle dont Xantippe arrosa, dit-on, son époux, mistress Flyter s’éveilla elle-même, et commença à gronder, d’un ton qui n’était pas indigne de la femme de Socrate, deux ou trois traîneurs qui étaient encore dans la cuisine, leur disant que s’ils avaient ouvert la porte au premier coup, on n’aurait pas fait tout ce tapage.

Ces dignes personnages n’étaient pas pour rien dans le fracas ; c’étaient le fidèle André Fairservice, son ami Hammorgaw et un autre individu, que j’appris ensuite être le crieur public de la ville. Ils étaient attablés autour d’un pot de bière, à mes dépens, comme le mémoire me le fit voir ensuite, et s’occupaient à convenir des termes d’une proclamation qu’on devait publier le lendemain dans toutes les rues, afin d’avoir des nouvelles de l’infortuné jeune gentleman, car c’est ainsi qu’ils avaient la bonté de me qualifier.

On peut bien croire que je ne dissimulai pas combien j’étais mécontent qu’on se mêlât ainsi de mes affaires ; mais les transports de joie auxquels André se livra en me voyant ne lui permirent pas d’entendre l’expression de mon ressentiment. Il y entrait peut-être un peu de politique, et ses larmes sortaient certainement de cette noble source d’émotion, le pot de bière. Quoi qu’il en soit, cette joie tumultueuse qu’il éprouvait ou qu’il feignait d’éprouver lui sauva la correction manuelle que je lui destinais, d’abord pour les réflexions qu’il s’était permises sur mon compte en causant avec le chantre, et ensuite pour l’histoire impertinente qu’il était allé faire à M. Jarvie. Je me contentai de lui fermer la porte au nez lorsqu’il me suivit pour entrer avec moi dans ma chambre après avoir sur l’escalier béni vingt fois le ciel de mon retour et m’avoir conseillé de ne pas sortir désormais sans qu’il m’accompagnât. Je me couchai très fatigué et bien déterminé à me débarrasser le lendemain d’un drôle pédant et plein d’amour-propre, qui semblait disposé à remplir les fonctions de pédagogue plutôt que celles de valet.

En conséquence, dès le matin, je fis venir André et lui demandai ce que je lui devais pour m’avoir conduit à Glascow. M. Fairservice pâlit à cette demande, jugeant sans doute avec raison que c’était le prélude de son congé.

– Votre Honneur, me dit-il après avoir hésité quelques instants, ne pense pas,... ne pense pas... que... que...

– Parlez, misérable, ou je vous brise les os.

Mais André, flottant entre la crainte d’augmenter la colère où il me voyait en me faisant une demande trop exagérée et celle de perdre une partie du profit qu’il espérait en bornant ses prétentions à une somme au-dessous de celle que je pouvais être disposé à lui payer, se trouvait dans un embarras cruel entre ses doutes et ses calculs.

Enfin sa réponse sortit par l’effet de ma menace, comme on voit la salutaire violence d’un coup entre les deux épaules délivrer le gosier d’un morceau qui vient de s’y engager.

– Votre Honneur pense-t-il que dix-huit pennies per diem, c’est-à-dire par jour, soient un prix déraisonnable ?

– C’est le double du prix ordinaire, et le triple de ce que vous méritez. N’importe, voilà une guinée. Maintenant vous pouvez vous occuper de vos affaires : les miennes ne vous regardent plus.

– Dieu me préserve ! s’écria André : est-ce que vous êtes fou ?

– Vous me le feriez devenir ! je vous donne un tiers de plus que vous ne me demandez, et vous ouvrez de grands yeux comme si vous n’aviez pas ce qui vous est dû ! Prenez votre argent et retirez-vous.

– Mais, Dieu me préserve ! en quoi ai-je offensé Votre Honneur ?... Certainement toute chair est fragile comme la fleur des champs. Mais songez donc que Fairservice vous est plus nécessaire qu’une planche de camomille dans un jardin d’apothicaire ! Pour rien au monde vous ne devriez consentir à vous séparer de moi.

– Je ne sais, ma foi, si vous êtes plus fripon que fou. Ainsi votre dessein est de rester avec moi, que je le veuille ou non ?

– C’est justement ce que je pensais. Si Votre Honneur ne sait pas ce que c’est que d’avoir un bon serviteur, je sais bien ce que c’est que d’avoir un bon maître, et que le diable soit dans mes jambes, Dieu me préserve ! si mes pieds vous quittent. Voilà mes intentions, de court et de long. D’ailleurs vous ne m’avez pas donné un avertissement régulier de quitter ma place.

– Qu’appelez-vous votre place ? Vous n’avez jamais été mon domestique à gages ; vous ne m’avez servi que de guide, je ne vous ai demandé que de me conduire jusqu’ici.

– Je sais bien, dit-il d’un ton dogmatique, que je ne suis pas un domestique ordinaire, cela est très vrai. Mais Votre Honneur sait qu’à sa sollicitation j’ai quitté une bonne place en une heure de temps. Unhomme pouvait honnêtement, et en toute conscience, se faire vingt livres sterling par an, bon argent, dans le jardin d’Osbaldistone-Hall, et il n’était pas trop vraisemblable que j’y renonçasse pour une guinée. J’ai toujours cru qu’au bout du compte je resterais avec vous, et que ma nourriture, mes gages, mes gratifications et mes profits me vaudraient au moins tout autant.

– Allons ! allons ! repris-je, ces impudentes prétentions ne vous seront d’aucune utilité. Si vous les répétez encore, je vous prouverai que Thorncliff Osbaldistone n’est pas le seul de son nom qui sache user de la force de son bras.

En parlant ainsi toute cette scène me paraissait si ridicule que j’avais peine à conserver mon sérieux en dépit de la colère qui m’animait. Le drôle vit au jeu de ma physionomie l’impression qu’il avait produite, et ce fut pour lui un encouragement. Il jugea pourtant qu’il convenait de changer de ton et de diriger une attaque contre ma sensibilité.

– En admettant, continua-t-il, que Votre Honneur puisse se passer d’un domestique fidèle, qui vous a servi vous et les vôtres pendant l’espace de vingt ans, je suis bien sûr qu’il n’entre pas dans votre cœur de le congédier à la minute, et dans un pays étranger : vous ne voudriez pas laisser dans l’embarras un pauvre diable qui s’est détourné de son chemin de quarante, cinquante, peut-être cent milles, uniquement pour vous tenir compagnie, et qui ne possède rien au monde que ce que vous venez de lui donner.

Je crois que c’est vous, Tresham, qui m’avez dit un jour que j’étais un obstiné dont il était facile, en certains cas, de faire tout ce qu’on voulait. Le fait est que ce n’est que la contradiction qui me rend opiniâtre, et quand je ne me trouve pas forcé à livrer bataille à une proposition, je suis toujours disposé à la laisser passer pour m’épargner la peine de la combattre. Je savais qu’André était intéressé, fatigant, plein d’un sot amour-propre ; mais je ne pouvais me passer d’un domestique, et j’étais déjà tellement habitué à ses manières que je finissais quelquefois par m’en amuser.

Dans l’indécision où ces réflexions me tenaient, je demandai à André s’il connaissait les routes et les villages du nord de l’Écosse, où je devais aller pour les affaires de mon père avec les propriétaires des bois de ce pays. Je crois que si je lui avais demandé le chemin du paradis terrestre, il se serait en ce moment chargé de m’y conduire ; de sorte que je me trouvai ensuite fort heureux qu’il connût à peu près ce qu’il prétendait parfaitement connaître. Je fixai le montant de ses gages, et je me réservai expressément le droit de le renvoyer à volonté en lui payant une semaine à titre d’indemnité.

Je finis par lui faire une vive mercuriale sur sa conduite de la veille, et il me quitta d’un air qui tenait le milieu entre la confusion et le triomphe, sans doute pour aller raconter à son ami le chantre, qui l’attendait dans la cuisine, en s’humectant les poumons, comment il était venu à bout du jeune fou d’Anglais.

Je me rendis ensuite chez le bailli Nicol Jarvie, comme je le lui avais promis. Un déjeuner confortable m’attendait dans le salon, qui servait aussi au digne magistrat de salle à manger et de salle d’audience. Il avait tenu sa parole. Je trouvai chez lui mon ami Owen, qui, ayant largement fait usage de la brosse, du bassin et du rasoir, était un tout autre homme qu’Owen prisonnier, sale, triste et abattu. Cependant les inquiétudes et l’embarras qu’éprouvait la maison Osbaldistone et Tresham n’étaient pas dissipés, et l’embrassement cordial que je reçus du premier commis fut accompagné d’un gros soupir. Ses yeux fixes et son air sérieux et réfléchi annonçaient qu’il était occupé à calculer quel nombre de jours, d’heures et de minutes devaient s’écouler avant l’instant critique qui devait décider du sort d’un grand établissement commercial, et les probabilités pour et contre sa chute ou son maintien. Ce fut donc à moi à faire honneur au déjeuner de notre hôte, à son thé venant directement de la Chine, et qu’il avait reçu en présent d’un armateur de Wapping, à son café de la Jamaïque recueilli dans une jolie plantation à lui, appelée Salt-Grove, nous dit-il avec un air de malice, à sa bière d’Angleterre, à son saumon salé d’Écosse et à ses harengs du Lochfine. Enfin sa nappe de damas avait été travaillée par les propres mains de feu son père le digne diacre Jarvie. Ayant fait l’éloge de tout, et le voyant en belle humeur par suite de cette petite attention, si puissante pour gagner l’esprit de bien des gens, je tâchai de tirer de lui à mon tour quelques renseignements qui pouvaient êtres utiles pour régler ma conduite et qui devaient satisfaire ma curiosité. Nous n’avions jusque-là fait aucune allusion aux événements de la nuit précédente ; mais, voyant qu’il ne songeait pas à introduire ce sujet de conversation, je profitai d’une pause qui suivit l’histoire de la nappe travaillée par son père pour lui demander, sans exorde, s’il pouvait me dire qui était ce M. Robert Campbell avec lequel nous nous étions trouvés la veille.

Cette question parut faire tomber de son haut le magistrat. Au lieu d’y répondre, il la répéta :

– Qui est M. Robert Campbell ?... Quoi ! Quoi !... Qui est M. Robert Campbell ?

– Sans doute, qui il est, quel est son état ?

– Eh mais, il est... Hem !... Il est... Mais où donc avez-vous connu M. Robert Campbell comme vous l’appelez ?

– Je l’ai rencontré par hasard, il y a quelque mois, dans le nord de l’Angleterre.

– Eh bien alors, M. Osbaldistone, vous le connaissez aussi bien que moi.

– Cela n’est pas possible, M. Jarvie, car il paraît que vous êtes son ami, son parent ?

– Il y a bien entre nous quelque cousinage, me dit-il du ton d’un homme à qui l’on tire des paroles malgré lui, mais depuis que Rob a quitté le commerce des bestiaux, je l’ai vu très rarement. Le pauvre diable a été bien maltraité par des gens qui auraient été plus sages d’agir différemment, et ils n’y ont rien gagné, ils ne sont pas à s’en repentir. Ils aimeraient mieux le voir encore à la queue de trois cents bœufs qu’à la tête d’une trentaine de vauriens.

– Mais tout cela, mon cher M. Jarvie, ne m’apprend pas le rang de M. Robert Campbell dans le monde, ses habitudes, ses moyens d’existence.

– Son rang ? dit M. Jarvie, c’est un gentilhomme des Highlands. Il n’en existe pas de plus noble. Ses habitudes sont de porter le costume des montagnards quand il est dans son pays, et des culottes quand il vient à Glascow. Quant à ses moyens d’existence, qu’avons-nous besoin de nous en inquiéter, puisqu’il ne nous demande rien ? Mais je n’ai pas le temps de vous parler de lui davantage. Ce sont les affaires de votre père qui demandent toute notre attention en ce moment.

En parlant ainsi, il s’assit devant un bureau pour examiner les états de situation et toutes les pièces à l’appui que M. Owen crut devoir lui communiquer sans réserve. Quoique je n’eusse que de bien faibles connaissances en affaires, j’en savais assez pour sentir que toutes ses observations étaient judicieuses ; et, pour lui rendre justice, je dois ajouter qu’elles annonçaient de temps en temps des sentiments nobles et libéraux. Il se gratta l’oreille plus d’une fois en voyant la balance du compte établie entre sa maison et celle de mon père.

– Ce peut être une perte, dit-il, c’en peut être une, une perte importante pour un négociant de Salt-Market de Glascow, quoi qu’en puissent penser vos marchands d’argent de Lombard-Street à Londres. Ce serait un bâton hors de mon fagot, et un beau bâton. Mais malgré cela je n’imiterai jamais ces corbeaux de Gallowgate. J’espère que je n’en irai pas moins droit. Si vous me faites perdre, je me souviendrai que vous m’avez fait gagner. Au pis-aller, je n’attacherai pas la tête de la truie à la queue du pourceau.

Je n’entendais pas trop ce dernier proverbe, mais je voyais bien clairement que M. Jarvie prenait un véritable intérêt aux affaires de mon père. Il suggéra divers expédients, approuva diverses démarches qui furent proposées par Owen, et parvint à dissiper un peu le sombre nuage qui couvrait le front du fidèle délégué de la maison de mon père.

Comme j’étais en cette occasion spectateur à peu près inutile, et que j’avais plus d’une fois essayé de reporter la conversation sur M. Robert Campbell, sujet qui ne paraissait pas du goût de M. Jarvie, il me congédia sans beaucoup de cérémonie, en m’engageant à aller voir la bibliothèque du collège.

– Vous y trouverez, me dit-il, des gens qui vous parleront grec et latin ; du moins on a dépensé assez d’or et d’argent pour les mettre en état de le faire. Et puis vous pourrez y lire des vers, par exemple la traduction des saintes Écritures par le digne M. Zacharie Boyd. Ce sont les meilleurs qu’on ait jamais faits, à ce que m’ont dit des personnes qui s’y connaissent ou qui doivent s’y connaître. Mais surtout revenez dîner avec moi, à une heure précise. Nous aurons un gigot de mouton, et peut-être une tête de bélier ; n’oubliez pas, à une heure. C’est l’heure à laquelle mon père le diacre et moi nous avons toujours dîné, et nous ne l’avons jamais retardée pour quelque raison et pour quelque personne que ce fût.